Analyse
Angela Merkel, la chancelière comptable de l'Europe, par Marion Van Renterghem
LE MONDE | 31.03.10 | 13h45 • Mis à jour le 31.03.10 | 13h45
'Allemagne nous énerve. Elle est ce bon élève qui lève toujours le doigt, qui a toujours tout bon, qui va au tableau pour nous dire comment faire. Et qui, ayant elle-même trimé et souffert, n'a pas d'indulgence pour les cancres. L'Allemagne, première puissance économique européenne, est ce pays modèle qui est parvenu à juguler ses propres déficits au prix d'efforts draconiens. Elle est allée jusqu'à inscrire dans sa Constitution le plafonnement du déficit fédéral autorisé. Elle est le plus gros contributeur au budget européen (20 %). Elle paye largement sa part et refuse d'être la vache à lait de l'Europe.
L'Allemagne nous énerve parce qu'elle est vertueuse. Dans la question de l'aide européenne à la Grèce, où elle a tenu bon, seule contre tous, le cap de la rigueur contre celui de la solidarité, Angela Merkel s'est installée sans scrupule dans son rôle de Mère Fouettard. La France et les autres, nettement moins sages, auraient voulu faire les gros yeux qu'ils n'en auraient pas eu la légitimité.
La chancelière allemande a mis tout le monde au pas. Au mauvais élève grec, elle a signalé que l'on ne se tirait pas impunément d'années de dépenses inconsidérées, de falsification des comptes et de corruption généralisée. A ses confrères dirigeants, elle a rappelé les règles qui les unissaient. Européenne de raison, elle s'est faite seule la gardienne, à la lettre, des traités européens. Qui peut lui donner tort ? Que vaut une "communauté de destins" sans le respect des règles qui la fondent ?
Au sommet de la zone euro qui a validé le compromis d'aide à la Grèce, le 25 mars, Mme Merkel a obtenu ce qu'elle voulait : non seulement l'entrée dans le jeu du Fond monétaire international (FMI) avant les prêts bilatéraux des Etats membres, mais aussi un durcissement des règles du pacte de stabilité. Elle a fait ravaler son chapeau à Jean-Claude Trichet, président de la Banque centrale européenne, garde-fou en chef de la stabilité de l'euro, qui s'était clairement prononcé contre l'intervention du FMI - un camouflet pour l'union monétaire. Elle a tenu tête au président de la deuxième puissance européenne, Nicolas Sarkozy. Excepté le consentement à un prêt allemand hypothétique, "en dernier recours", et quelques habillages de pacotille, la chancelière n'a cédé sur rien.
La crise grecque joue comme un détonateur : la révélation d'une rupture déjà amorcée mais jusque-là plus discrète entre l'Allemagne et l'Europe, entre une nouvelle génération de chanceliers nés après la guerre, Gerhard Schröder puis Angela Merkel, et les pionniers de la reconstruction allemande, de Konrad Adenauer à Helmut Kohl. Contrairement au mythe, le très européen M. Kohl avait commencé à mettre en question la contribution financière de l'Allemagne. Mme Merkel, qui doit d'autant moins à l'Europe de Robert Schuman qu'elle a été élevée à l'Est, s'est peu à peu débarrassée des derniers complexes.
Le temps de son premier mandat, elle était "Mme Europe" : en 2007, elle avait joué un rôle essentiel dans la relance du traité de Lisbonne et le bouclage des perspectives financières. Au début de la crise mondiale, fin 2008, elle était devenue "Mme No", celle qui dit d'abord "non" et freine le moteur européen, au risque de ne pas comprendre l'urgence d'agir et d'enrayer le moteur collectif : "non", dans un premier temps, au sauvetage des banques ou de l'industrie automobile, au plan de relance, à l'aide à la Grèce.
Mme Europe est maintenant, dans la presse allemande, "Mme Germanie" ou "la petite Européenne". Comparée à l'eurosceptique Margaret Thatcher, la Dame de fer britannique, qui exigeait de l'Europe un "remboursement". Une experte en petits calculs, ferme sur l'adhésion de la Turquie comme sur l'aide financière aux Grecs. Une tactique "populiste", dénonce l'hebdomadaire Der Spiegel. Jouer la Dame de fer de l'Union est le joker d'une chancelière chrétienne-démocrate aux pieds d'argile, fragilisée par sa coalition avec les Libéraux, à la veille d'élections cruciales en Rhénanie du Nord-Westphalie.
L'Europe de Mme Merkel se gère à la petite semaine. Elle n'est plus une vision mais un outil, non plus un objectif mais le prétexte à une posture. "Pour la génération de Kohl, résume Der Spiegel, l'Europe était une question de guerre et de paix. Pour Merkel, c'est une question de coûts et d'utilité." Pas de politique énergétique commune pour garder ses relations privilégiées avec la Russie, pas de politique industrielle commune, une économie efficace pour elle-même mais non généralisable, fondée sur l'exportation à ses voisins européens.
A tenir la comptabilité à la lettre, la chancelière oublie qu'elle est aussi comptable d'un esprit, le "gentleman agreement" entre Européens. Devant le Bundestag, elle est allée jusqu'à envisager la mesure extrême, l'exclusion d'un des membres de la zone euro en cas de non-respect des règles. Européenne aux petits pieds, Mme Merkel ? Peut-être. Mais il faut de tout pour faire un monde : le bon flic et le mauvais flic. En associant la raideur allemande et le laxisme français, la menace du FMI et le soutien de l'Union, l'accord sur l'aide à la Grèce est revenu au point de départ, ce de quoi l'Europe s'est faite : l'éternel compromis.
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